Actes Sud, 22/8/2012, 208 p.
Le centre de gravité du roman, c’est le café d’un village corse situé du côté de Sartène. La serveuse qui le tenait en est partie sans un mot d’explication ni d’adieu. D’abord déconcertée, la propriétaire, Marie-Angèle Susini, qui ne veut plus du tout s’en occuper et ne peut pas non plus le confier à sa fille Virginie, paresseuse, dévergondée et un peu simplette, décide de le mettre en gérance. Plusieurs repreneurs successifs, après des débuts prometteurs, le laissent péricliter et doivent l’abandonner. C’est ce qu’observent deux amis d’enfance : Matthieu Antonetti et Libero Pintus. Le premier, qui vit à Paris mais qui a régulièrement passé ses vacances en Corse depuis sonplus jeune âge, a toujours rêvé d’y vivre. Le second, d’origine sarde, a été élevé au village. Tous deux sont étudiants en philosophie à la Sorbonne. Liberio, profondément déçu par le monde universitaire, souhaite reprendre le bar et Matthieu accepte avec enthousiasme sa proposition. Marie-Angèle, qui les a vus grandir, voit d’un bon œil leur projet. Mais les parents de Matthieu y sont farouchement hostiles et refusent leur concours financier. Sa sœur Aurélie, archéologue, elle aussi le désapprouve. C'est alors que son grand-père Marcel prend l’initiative de lui avancer les fonds, contre toute attente, puisque jusque là il le haïssait. L’histoire de ce patriarche nous est d’ailleurs racontée. Né après la première guerre mondiale, ayant traversé des épreuves de toutes sortes (santé chancelante, échecs et déceptions diverses, mort prématurée de son épouse) il a le sentiment lancinant du vide de sa vie. Matthieu et Libero recrutent des serveuses et un guitariste. Le café connaît une affluence sans précédent, les autochtones comme les touristes y appréciant l’ambiance festive et cédant à la force attractive des serveuses, en particulier à celle d’Annie qui ne cesse de les émoustiller par des gestes obscènes. Mais cette réussite est vite gangrenée par des propos déplacés, de sourdes jalousies, la crainte d’appétits extérieurs, l’acquisition d’une arme, d’abord cachée puis exhibée, sans compter les effets délétères de l’alcool, de l’argent et du jeu. Tout finira mal. C’est que, l’auteur en est convaincu, toute construction humaine est vouée à disparaître comme l’avait expliqué au Vème siècle Saint Augustin dans son sermon sur la chute de Rome.
Ce qui caractérise ce livre, c’est sa densité narrative, philosophique et stylistique.
En nous racontant le parcours de trois générations de membres de la famille Antonetti, Jérôme Ferrari rappelle les événements marquants de l’histoire du XXème siècle et rend compte de l’évolution des Corses : à l’origine cultivateurs et bergers, ils ont payé un lourd tribut aux guerres, ont été nombreux à rêver d’ailleurs et à s’expatrier, sur le continent ou dans les colonies, pour échapper à un destin tout tracé et prendre en mains leur vie, devenant souvent militaires ou fonctionnaires puis revenant sur le sol natal à l’heure de la retraite. Dans les dernières décennies, désireux de retrouver leurs racines et de mener une existence plus authentique, moins stressante et plus proche de la nature, certains jeunes effectuent le chemin inverse : tentés par l’aventure insulaire, ils s’y investissent avec enthousiasme mais y renoncent fréquemment ensuite et retournent alors sur le continent.
De plus, le recours au style indirect libre permet à l’auteur d’enrichir et d’approfondir sa narration en radiographiant la vie intérieure de ses principaux personnages : le roman s’apparente ainsi à un roman polyphonique.
Le foisonnement des personnages contribue également à étoffer le récit car au duo principal que forment Libéro et Matthieu viennent s’ajouter leurs parents, leurs amis et leurs connaissances.
D’autre part, la fiction gagne en densité du fait qu’elle se nourrit de la réalité corse et de considérations philosophiques. L’auteur peint avec justesse la vie quotidienne insulaire et ses rites spécifiques : ses chasses au sanglier, ses rendez-vous masculins réguliers au café du village avec ses apéritifs interminables, ses belottes et ses pokers, et aussi ses messes où retentissent d’envoûtants chants polyphoniques.
La narration doit aussi sa consistance à son arrière-fond philosophique. Le roman aurait pu s’intituler « chronique d’une disparition annoncée ». Le titre fait explicitement référence au sermon prononcé par Saint Augustin et les titres des chapitres sont des citations de l’évêque d’Hippone. Liberio et Matthieu ont choisi pour leur mémoire de master respectivement Saint Augustin et Leibniz. Et de fait, les deux ex-étudiants de philosophie sont les démiurges d’un espace public qui, en miniature, ressemblera au meilleur des mondes possibles avant de devenir le théâtre d’un meurtre. Du reste, avant même qu’ils ne le reprennent, le café avait connu des périodes d’essor suivies de systématiques déclins. A la fin de son récit, Jérôme Ferrari cède la parole à Saint Augustin.
Il est donc clair qu’il a voulu faire de son roman une caisse de résonnance de la pensée augustinienne qu’il revisite. En effet, en 410, Saint Augustin, cherchait à apaiser les fidèles en proie au trouble et au doute devant la chute de Rome en leur expliquant que si les œuvres humaines naissent, grandissent et meurent, la cité de Dieu qui les attend dans l’au-delà, elle, est éternelle. Mais Jérôme Ferrari semble ne retenir que la partie pessimiste du message augustinien, lui trouvant une confirmation dans une série de constats : l’écroulement des empires coloniaux, la faillite de la pensée réduite à néant et pervertie par le règne des médias, la disparition des familles dont il ne reste que de vieilles photos où l’on remarque les morts et les absents, les désastres qui suivent les réussites, l’effondrement des rêves individuels ou familiaux. Ce que Jérôme Ferrari suggère en filigrane, c’est que de même que la barbarie a eu raison de la grandeur de Rome, d’abord païenne puis chrétienne, de même que la violence sonne le glas de ce microcosme qu’est un café de village, de même le monde où nous vivons est menacé d’une inéluctable ruine.
Enfin ce roman s’enrichit d’un large éventail de tonalités allant de l’humour au tragique en passant notamment par le lyrisme et le pathétique. Le style, sinueux et tourmenté, se déploie en longues phrases qui miment avec virtuosité le temps qui passe et qui emporte l’être humain dans son flux inexorable.
Angèle L.
Deux amis corses, Mathieu et Libero, reprennent le bar du village de leur enfance. Ils veulent le transformer en « meilleur des mondes possibles », selon la théorie de Leibnitz, apprise lors de leurs études de philosophie. Au début, tout va bien, puis le meilleur des mondes devient un enfer. Le récit traverse le 19ème siècle. Il débute sur une photo de l’été 1918. L’auteur écrit sur l’effondrement des civilisations et fait référence au sermon de St Augustin dans la cathédrale d’Hippone. Une écriture très travaillée pour parler du monde ancien, une langue parlée, crue pour parler de la décadence. Méditation philosophique intéressante
Denise LONG
« Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles » : bal tragique des espérances, la vie entre médiocrité et bêtise, tout cela raconté en longues phrases sinueuses d’une histoire de bar corse. Une déprime savamment orchestrée qui serait un peu autobiographique.
Pascale B.
La décadence inéluctable des mondes après les promesses enthousiastes des hommes est l’aboutissement pessimiste de la réflexion de l’auteur qui établit alors la comparaison entre maintenant en Corse et en 410 à Hippone avec St Augustin. Texte fort et histoire dure. TB.
Jackie M.
L’auteur parle de tous les mondes possibles disparus ou actuels, et même illusoires, des mondes secrets de hommes et tous vont disparaître, ou s’écrouler et mourir. Propos durs, servis par un style exceptionnel qui donne un rythme puissant à ce court roman. J’ai bien aimé.
Mireille C.
L’histoire de cette famille corse, dévastée par les échecs et les chagrins, n’est là que pour illustrer la réflexion de l’auteur sur la condition humaine : pessimisme permanent qui voue toute entreprise humaine, où que ce soit et quelle que soit l’époque, à un échec total. Récit et réflexion se mêlent étroitement dans de longues phrases qui confèrent au récit un rythme haletant, oppressant pour le lecteur. C’est un livre fascinant, qu’on ne quitte qu’à la fin ébranlé par la force de l’écriture et de la pensée.
Danielle S.